mardi 2 mars 2010

Pourquoi je ne crois pas à la guerre low cost

Publié sur AGS, le 21 février 2010 :

En tant que gestionnaire des risques, je ne pouvais pas laisser passer ce débat sans y apporter la vision issue du monde de la gestion des risques.
Le constat est sans appel, et le blog Pour Convaincre, s’appuyant sur le rapport du SIPRI l’a bien rappelé : la guerre coûte de plus en plus cher. Dans le Que sais-je ? consacré à « La guerre », Gasthon Bouthoul constatait : « si l’on se place du point de vue économique, la guerre se présente comme une sorte d’activité de luxe ».
Dans « Une guerre à 3000 milliards de dollars », Joseph E. Stiglitz stigmatise la guerre d’Irak, qui devrait peser sur le budget des États-Unis pendant cinquante ans. Pour faire face à des coûts qui deviennent exorbitants, il faudrait donc recourir à une pratique de la guerre low cost. Ainsi, en Irak, et pour la première fois dans l’histoire des opérations militaires américaines, les forces issues de sociétés militaires privées (SMP) sont plus nombreuses que les forces conventionnelles.
Cependant, même si les économies sont nécessaires, notre société post-moderne ne saurait accepter que l’on brade la sécurité de ses combattants.
Définition
L’expression anglo-saxonne low cost désigne un modèle économique inventé pendant les années 60 dans le domaine de l’aviation. Le principe : réduire les coûts, pour vendre moins cher, et plus. Près de 50 ans plus tard, le low cost est partout. Si ce modèle est parvenu à réduire significativement les coûts, il n’est pourtant pas exempt de reproches.
Certes, le low-cost originel peut représenter un modèle solide.
Il faut commencer par reconnaître que le low cost pratiqué par les compagnies aériennes européennes, ne remet pas en cause la sécurité. Dans leur rapport intitulé « le « low cost » : un levier pour le pouvoir d’achat », Charles BEIGBEDER (Président de Poweo) notait en 2007 : « Une question récurrente sur les low cost concerne la sécurité en vol. Est-il moins sûr de prendre un avion «low cost ? […] Il nous semble important de souligner que les méthodes auxquelles le low cost a recours pour bénéficier d’économies de coûts ne touchent pas à la sécurité des passagers ».
Pour autant, l’idéologie low cost brade la sécurité
En effet, dans la chasse aux économies, le concept low cost a vite mué en un dangereux avatar. Les journalistes Bruno Fay et Stéphane Reynaud ont qualifié de low cost 2.0 dans un ouvrage au titre explicite « No Low Cost » paru en novembre 2009. Pour les sceptiques, je conseille la visite du blog No Low Cost consacré à la mise en perspective de leurs théories.
Ce concept de low cost 2.0, qui leur permet de caractériser les dérives du modèle low cost originel, ne serait ni économiquement viable, ni socialement acceptable, ni écologiquement soutenable et « se traduit le plus souvent par une logique folle de réduction des coûts au détriment de la qualité des produits, des conditions de travail des salariés, des emplois, de la santé et de la sécurité des consommateurs. »

Ainsi, plus que le low cost, il faudrait en revenir à la « loganisation » de la guerre
L’expression de « loganisation » a été employée par le général Vincent Desportes dans un article intitulé Combats de demain : le futur est-il prévisible ? (d’abord paru dans Politique étrangère, /3 puis par la revue Doctrine n° 11, en mars 2007).
Constatant que « l’accroissement du coût des armements terrestres suit la courbe des coûts des équipements aériens » et que « les coûts exorbitants de la guerre moderne la rendent, sur une grande échelle, de moins en moins efficiente » le général Desportes plaide pour « mettre en œuvre de manière particulièrement volontariste l’idée de juste suffisance technologique ».
Il faut donc, selon lui, « adopter résolument ce que l’on pourrait appeler “l’esprit Logan” qui vise à fournir l’essentiel, juste l’essentiel, pour un coût maîtrisé et contenu » et « retrouver aussi “l’esprit garage”. »
A mon sens, cette plutôt cette voie de la loganisation et d’une technologie raisonnable rompant avec les dérives de la RMA (Revolution in Military Affairs) qui permettra de sortir de l’impasse budgétaire qui se profile.

Le low cost existe pourtant, il concerne les pertes humaines.
Il se manifeste dans le concept de low casualty cost. Il s’agit en effet d’éviter au maximum le coût induit par les pertes humaines, afin de ne pas perdre le soutien des opinions publiques. Pour autant, ce concept de coût humain réduit est également une dérive dangereuse, puisqu’il entraîne les chefs de guerre à poser en permanence des limites à leur action.
Ainsi, commentant l’opération Mushtarak, le colonel Michel Goya, chercheur à l’Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole Militaire (IRSEM) constatait que « si les troupes ne mettaient pas autant de soin à éviter des dommages collatéraux, l’affaire serait réglée en quelques jours. (…) Quoi que l’on fasse, le risque zéro n’existe pas dans une guerre qui se déroule au milieu de la population, utilisée comme bouclier par les insurgés. (« Comment éviter les “bavures” en Afghanistan ? », La Croix).

La belle utopie des guerres low-cost
La tendance à l’augmentation exponentielle des coûts oblige à faire des choix : intervenir en Afghanistan oblige à se désengager d’Irak. Se concentrer sur ces deux pays empêche de prévenir le retour des instabilités ailleurs (Somalie, Yémen, etc).
Si les guerres low cost étaient réalisables, elles auraient certainement l’effet préventif qui manque aujourd’hui aux guerres high cost, qui ne peuvent se consacrer qu’à un nombre restreint de territoires.
La culture sécuritaire et risquophobe qui prévaut aujourd’hui en Occident rend l’option low cost warfare improbable. Le poids exorbitant du refus des pertes humaines (casualty risk aversion) ne saurait accepter de transiger avec la sécurité des troupes engagées.
COMMENTAIRES
sur AGS :

SD // fév 22, 2010 at 16 h 03 min
Bonjour,“La tendance à l’augmentation exponentielle des coûts oblige à faire des choix : intervenir en Afghanistan oblige à se désengager d’Irak. Se concentrer sur ces deux pays empêche de prévenir le retour des instabilités ailleurs (Somalie, Yémen, etc).”Justement le Low cost existe aussi en Occident (les autres sont réputés ne pas avoir de moyens ce qui est faux) !Les opérations de prévention (renseignement, action, pré-positionnement de forces, formation d’armées régulières, etc.) existent et sont pratiquées tous les jours ; elles coutent moins cher que les opérations de guerre ou de stabilisation…
Au Yémen et en Somalie, Al-Qaida est “maitrisé” ou plutôt circonscrit pour quelques centaines de millions de dollars à comparer avec les dizaines de milliards de dollars annuellement dépensés en Afghanistan par les Etats-Unis. Low cost = Low media. En effet, éviter une catastrophe dans l’ombre est moins vendeur que de réagir à une catastrophe ou un attentat…
Electrosphère // fév 23, 2010 at 2 h 39 min
@ PM,
Une argumentation choc et très pertinente.
Néanmoins, par “guerre low cost“, n’entend-on pas un modèle de guerre effectivement beaucoup moins onéreux que celui envisagé pendant la guerre froide et pratiqué contre l’Irak et la Serbie ? Que fait-on de “la crise du modèle occidental de la guerre” précisément mentionnée par le Colonel Goya ?
L’usage croissant des drones et le recours moindre à l’aviation sur le théâtre afghan (comparativement aux guerres d’Irak + des Balkans) ne relève-t-il pas d’un véritable low cost voire “smart cost” (c-à-d une forme de “loganisation”) sur les plans économique, technologique et opérationnel ?
Au XXIème siècle, mener une guerre sans tenir compte des dégâts collatéraux - quand on est un état démocratique - relèverait, aux yeux de l’opinion et sur les scènes internationale et locale, d’une véritable boucherie surtout quand on pense aux moyens militaires (surtout aériens) à la disposition de l’OTAN. En plus clair : la barbarie.
Remplaçons ces populations afghanes par des populations européennes ou américaines, et aussitôt la moindre perspective d’un dégât collatéral ferait frémir tout le monde à commencer par les gouvernements et les états-majors…
Dès lors, l’OTAN peut-il se permettre d’agir à l’image d’Al-Qaïda qui se fiche éperdumment des pertes collatérales ? Quid de la cuisante défaite consécutive sur les terrains médiatique, psychologique et politique ? Quelle solution dans ce cas de figure : taper encore plus fort ? Où ? Comment ? Pourquoi ?
Enfin, en ce qui concerne la risquophobie - un tantinet plus prégnante en Europe qu’en Amérique - elle tient en quelques mots : vieillissement démographique et donc culture du repli, légereté et surtout incohérence d’une vision stratégique… ou des visions stratégiques (dans le cas européen notamment); le tout nappé de judiciarisation et de principe de précaution tous azimuts sous diverses formes.
N’ayons aucune illusion : c’est parti pour durer.
Cordialement
Frédéric // fév 28, 2010 at 19 h 57 min
Je suis d’accord avec SD
”Vaut mieux prévenir que guérir”.
D’où la priorité accrue aux renseignements accordé dans le budget US.
Virgini A (2 mars, 13H23)
très bien expliqué, soit le concept de suffisance qui est ici démontré sur le plan de l'équilibre entre la nécessaire technologie coûteuse et la nécessaire limite préventive de la technologie low cost.

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